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![]() « Personne ne se douta que c'était un drame qui se jouait dans la salle d'attente de la petite gare où six voyageurs attendaient, l'air morne, dans une odeur de café, de bière et de limonade. (...) La nuit tombait. (...) On distinguait encore dans la grisaille du quai les fonctionnaires allemands et hollandais de la douane et du chemin de fer qui battaient la semelle.
« on remarquait moins un voyageur (...) grand et lourd, large d'épaules. Il portait un épais pardessus noir à col de velours ».On y ajoute la pipe, le chapeau : le commissaire Maigret est né. Comme le remarque Denis Tillinac, l'un des biographes de Simenon, « Maigret est le pilier des mythes qui encerclent Simenon, (...) Tout le monde connaît Maigret. » Maigret est à lui tout seul un monde et, dans ce monde, il y a des trains, même si ce n'est pas pour cette raison que certains reprochèrent à Simenon... d'écrire des romans de gare !
« ... vers Mantes, les lampes du compartiment s'étaient allumées. Dès Evreux, tout était noir dehors... un épais brouillard (...) feutrait d'un halo les lumières de la voie. (...) Le bruit des bogies scandait ses réflexions », (Le port des brumes, 1931). ![]() « Je fus désigné aux gares. Plus exactement je fus affecté à un certain bâtiment sombre et sinistre qu'on appelle la gare du Nord. (...) En voyant la gare de l'Est, je ne peux jamais m empêcher de m'assombrir parce qu'elle évoque pour moi des mobilisations. La gare de Lyon au contraire, tout comme la gare Montparnasse, me fait penser aux vacances.C'est la gare des drames et même la météorologie s'en mêle : « Malgré la verrière monumentale, les quais de la gare du Nord étaient balayés par des bourrasques. Plusieurs vitres avaient dégringolé du toit et s'étaient écrasées parmi les voies. (...) Maigret était debout près du quai 11 où la foule attendait "L'Étoile du Nord". (...) La lumière jaune du train pointa au loin » (Pietr le Letton, 1929).Bien entendu, il y a un mort dans ce train ! Quand Simenon cède à la facilité de la « malle sanglante » (Le revolver de Maigret, 1952), c'est à la consigne de la gare du Nord que cela se passe... Un endroit qui, décidément, est l'exemple même de la tristesse : « Il faisait aussi gai dans les rues que sous la verrière de la gare du Nord » (Maigret, Lognon et les gangsters, 1951),remarque Maigret qui, dans ce roman, ne prend même pas le train...
« La gare de Bréauté où, à sept heures et demie, le commissaire quitta la grande ligne Paris - Le Havre lui donna un avantgoût de Fécamp.Cette lugubre description esquissée dans Pietr le Letton se répète, près de vingt ans plus tard, dans Maigret et la vieille dame (1949) : « Il descendit du Paris - Le Havre dans une gare maussade, Bréauté-Beuzeville. Le train pour Etretat, s'il vous plaît ? Il n'y avait pas de restaurant à la gare, pas de buvette, seulement une sorte d'estaminet (...) Etretat ? Vous avez le temps, il est là-bas votre train. On lui désignait (. ..) des wagons sans locomotive (...) d'un ancien modèle au vert duquel on n'était plus habitué avec, derrière les vitres, quelques voyageurs figés qui semblaient attendre depuis la veille. Cela ne faisait pas sérieux. Cela ressemblait à un jouet, un dessin d'enfant. »Avec Maigret, c'est comme si on y était on patauge avec lui dans la boue des quais de Bréauté, on frissonne dans les courants d'air sous la verrière de la gare du Nord, on respire les odeurs à l'arrivée dans une gare perdue. Comme Maigret, en quelque sorte, on s'imprègne ! L'arrivée sur le lieu de l'enquête a autant d'importance chez Maigret que le temps qu'il fait : « A Poitiers, les lampes s'allumèrent tout à coup le long des quais alors que le train était en gare. (...) On franchissait des aiguillages. (...) Les voies devenaient plus nombreuses et enfin surgissaient les quais, les portes avec leurs écriteaux familiers. (...) On sentait une haleine forte qui venait du trou noir où les voies avaient l'air de finir... » (Maigret à l'école, 1953).L'arrivée peut être totalement banale : « Maigret descendit du train en gare de Givet. » (Chez les Flamands, 1932).Mais elle prend plus souvent une teinte impressionniste, surtout à l'arrivée d'un train de nuit : « Maigret regardait le monde avec de gros yeux maussades, donnant sans le vouloir à sa personne cette fausse dignité qu'on affecte après les heures vides passées dans un compartiment de chemin de fer. (...) Avant que le train ne ralentisse (...) pour entrer en gare, on voit des hommes gonflés dans d'énormes pardessus sortir de chaque alvéole (...) et, avec l'air de ne pas se préoccuper les uns des autres, rester dans le couloir, une main négligemment accrochée à la tringle de cuivre qui barre la vitre.L'arrivée peut être lumineuse : c'est le cas lorsque Maigret « descend » dans le Midi : « Quand Maigret descendit du train, la moitié de la gare d'Antibes était baignée d'un soleil si lumineux qu'on n'y voyait les gens s'agiter que comme des ombres » (Liberty Bar, 1932).Dans ces trains-là, Maigret dort bien : « Il dormit et il eut conscience qu'il ronflait. Quand il s'éveilla, il aperçut des oliviers en bordure du Rhône et sut ainsi qu'on avait dépassé Avignon » (Mon ami Maigret, 1949) ;la « frontière » de l'éveil est donc aussi géographique : « Dès Montélimar (...) il était éveillé, comme toujours lorsqu'il descendait dans le Midi. Montélimar était pour lui la frontière où commençait la Provence et, dès lors, il ne perdait rien du spectacle » (La folle de Maigret, 1970).D'autres arrivées sont enchanteresses : « Le long de la Marne il vit des guinguettes. (...) Quand il se réveilla au petit jour il y avait devant le train arrêté, une barrière peinte en vert, une petite gare entourée de fleurs », (La guinguette à deux sous, 1931).Et il y a aussi la Hollande : « Delfzijl le dérouta dès la première prise de contact. Au petit jour il avait traversé la Hollande traditionnelle des tulipes. (...) Il tombait maintenant sur un décor dont le caractère était cent fois plus nordique qu'il l'avait imaginé. (...) Une petite ville: dix ou quinze rues au plus (...) : le chef de gare portait une jolie casquette orange. » (Un crime en Hollande, 1932).Un décor de maison de poupées. Et pourtant, c'est dans ce même décor que se situe un autre roman de Simenon - pas un Maigret - où le chemin de fer sert à mettre en place une atmosphère de violence (L'homme qui regardait passer les trains, 1936). Le criminel aime les trains de nuit: « Il devinait en eux quelque chose d'étrange et de vicieux. » Simenon, admirable créateur de ports, de gares, de trains de nuit, décrit « ces trains de nuit et leur humanité déchirante » dans L'aîné des Ferchaux (1943). ![]() « A la gare de Lyon, il hésita. Puis, au dernier moment, il prit deux places en wagons-lits. C'était somptueux. Dans le couloir, ils rencontraient des voyageurs de grand luxe aux bagages impressionnants, (...) C'est le Train Bleu murmura Maigret, comme pour s'excuser. Vous dormez bien en chemin de fer ? Je dors bien n'importe où... » (Mon ami Maigret, 1949).Ce n'est pas toujours vrai. Le voyage de nuit et son atmosphère particulière influencent l'état d'esprit de Maigret comme dans Maigret a peur (1953) : « Tout à coup, entre deux petites gares dont il n'aurait pu dire le nom et dont il ne vit presque rien dans l'obscurité sinon des lignes de pluie devant une grosse lampe et des silhouettes humaines qui poussaient des chariots, Maigret se demanda ce qu'il faisait là. Peut-être s'était-il assoupi un moment dans le compartiment surchauffé. (...) Il savait qu'il était dans un train; il en entendait le bruit monotone (...) Tout cela et l'odeur de suie qui se mélangeait à celle de ses vêtements mouillés restait réel et aussi un murmure de voix dans le compartiment voisin (...) il aurait pu se trouver ailleurs dans n'importe quel petit train traversant la campagne, et aurait pu être (...) un Maigret de quinze ans qui s'en revenait le samedi du collège par un omnibus exactement pareil à celui-ci, aux wagons antiques dont les cloisons craquaient à chaque effort de la locomotive. Avec les mêmes voix dans la nuit, à chaque arrêt, les mêmes hommes qui s'affairaient autour du wagon de messageries, le même coup de sifflet du chef de gare. »Dans Le fou de Bergerac (1932), d'emblée, l'énigme prend corps la nuit dans le train. Maigret, muni d'un billet de place assise, revient de la voiture-restaurant alors que, « dans son compartiment les rideaux étaient tirés, la lampe en veilleuse, et un vieux couple avait conquis les deux banquettes ».Le contrôleur propose une couchette à Maigret : « L'employé ouvre plusieurs portes, découvre enfin le compartiment où la couchette du haut seule est occupée. (...) La lampe est en veilleuse, les rideaux tirés. (...) Il règne une chaleur moite. On entend quelque part un léger sifflement comme s'il y avait une fuite à la tuyauterie du chauffage. »Le voyageur du haut semble malade, Maigret somnole, puis est réveillé par son compagnon qu'il ne peut pas voir. Il se lève, va faire un tour dans le couloir, revient puis se rendort. « La nuit est longue. Aux arrêts on entend des voix confuses, des pas dans les couloirs, des portières qui claquent. On se demande si le train ne se remettra jamais en marche. Le voisin semble pleurer, se moucher. (...) La chaleur monte. (...) Maigret dort. Le train s'arrête, repart... Il franchit un pont métallique qui fait un bruit de catastrophe et Maigret ouvre brusquement les yeux... »Puis son voisin s'assied, met ses chaussures. « On traverse une petite gare sans s'arrêter. On ne voit que des lumières qui percent la toile des rideaux. »L'homme sort du compartiment, ouvre la porte sur la voie, « et, au moment où le train ralentit (...) de quatre-vingts kilomètres à l'heure, on doit être redescendu à trente, peut-être plus bas »(...), il saute et Maigret fait de même, roule au bas du talus, poursuivant l'inconnu qui lui tire dessus ! D'autres voyages de Maigret offrent moins de surprises : les voyages de jour sont même quelquefois fastidieux comme dans la nouvelle intitulée Les larmes de bougies (Les nouvelles enquêtes de Maigret, 1938) : «Il s'attendait à faire un bref voyage dans l'espace et il fit un voyage éreintant dans le temps. A cent kilomètres de Paris, à peine, à Vitry-aux-Loges déjà, il descendait d'un petit train saugrenu comme on n'en voit plus que sur les images d'Epinal. »
« Il ignorait l'heure des trains. Comme il arrivait à la gare de Lyon, on lui dit qu'un omnibus partait à l'instant... A Saint-Fargeau, il fut le seul voyageur à descendre et il dut errer plusieurs minutes sur le bitume amolli du quai avant de dénicher un employé. » ![]() « il y avait un bon feu, un de ces gros poêles de gare qui engloutissent des seaux et des seaux de charbon. »Le neveu de Maigret, inspecteur à la gare-frontière de Jeumont, découvre un cadavre dans le train Varsovie - Berlin - Paris : « C'est toujours avec le 106 qu'il arrive des histoires, un train qui quitte Berlin à 11 heures du matin avec un ou deux wagons de Varsovie et qui passe à Liège à 23 heures 44 à l'heure où la gare est vide (on n'attend que son départ pour la fermer) et qui enfin arrive à Erquelinnes à 1 heure 57. »Vérification faite sur le Chaix 1938, l'horaire est exact à la minute près : il est vrai que Simenon a beaucoup utilisé les indicateurs ferroviaires dans sa documentation, les fameuses « enveloppes jaunes », dossiers de préparation des romans. Quant à la « note liégeoise » du texte, on imagine facilement que le jeune Simenon, reporter faisant les « chiens écrasés » à La Gazette de Liège quelques années auparavant, connaissait parfaitement les habitudes de la gare de Liège-Guillemins, la tournée des gares et des commissariats faisant partie de la routine journalistique...
« qui conduisait le Paris - Vintimille : - J'aurais voulu qu'il entre au chemin de fer »,dit-il à Maigret en parlant de son fils (Le voleur de Maigret, 1966), « il aurait pu obtenir une bonne place, dans les bureaux ».Même réflexion sur la sécurité d'emploi de la carrière cheminote comparée aux aléas du salariat ordinaire dans Maigret et l'homme du banc (1952) où la veuve de la victime, à la différence des voisins, n'aura pas droit à la pension. Car « la plus grande partie du lotissement (est) habitée par des gens qui, de près ou de loin, avaient à faire avec le train. »La visite à la famille est l'occasion d'une description du triage de Juvisy « où on aiguillait sans fin des rames de wagons d'une voie sur une autre. Vingt locomotives crachaient leur vapeur, sifflaient, haletaient. Les wagons s'entrechoquaient... ».Si, comme l'a écrit Bernard de Fallois, « les personnages de Simenon appartiennent à la masse, celle qu'on rencontre dans les gares », ceux qui travaillaient dans ces mêmes gares sont rarement présents. Et, au fil de la vie, Maigret délaisse peu à peu le train. D'ailleurs, il voyage moins, ses derniers romans ayant principalement Paris pour cadre. Quand Maigret voyage (1957), c'est par avion. Dans Maigret et l'homme tout seul, (1970), il prend même Air Inter pour se rendre à La Baule ! Et si encore, quelques années auparavant (La patience de Maigret, 1965), il part en train à Meung-sur-Loire, par la suite, Madame Maigret apprend à conduire pour aller dans leur petite maison où ils se retireront tous deux, la retraite venue. Michel CHLASTACZ
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Sur les traces ferroviaires de Maigret![]() ![]() |
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La naissance de Maigret![]()
M. Ch.
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