"Il avait les mains dans les poches du pardessus de Maigret,
Quels sont les éléments qui font de Maigret un personnage à la fois unique et reconnaissable entre tous? La réponse nous est donnée par Simenon lui-même, dans son texte préfaçant le tome I des œuvres complètes parues aux éditions Rencontre: "je commençais à voir se dessiner la masse puissante et impassible d'un monsieur qui, me sembla-t-il, ferait un commissaire acceptable. […] j'ajoutai au personnage quelques accessoires: une pipe, un chapeau melon, un épais pardessus à col de velours." Voilà, en quelques traits, le personnage dessiné: massif, doté de vêtements spécifiques, et fumant la pipe. Une silhouette, simple, mais caractéristique: "Il faut que le public s'habitue à vous, à votre silhouette, à votre démarche. […]. Pour le moment, vous n'êtes encore qu'une silhouette, un dos, une pipe, une façon de marcher, de grommeler." (Les mémoires de Maigret [MEM], chap. 2). Tout au long du corpus, Simenon va s'attacher à décrire cette "silhouette", massive, pesante, reconnaissable par quelques "accessoires", tels le pardessus, le chapeau et la pipe. (TRO: "engoncé dans son pardessus, avec sa pipe qui sortait du col relevé"). Nous avons évoqué précédemment les vêtements portés par Maigret. Aujourd'hui, nous nous intéresserons à cet accessoire qu'est la pipe du commissaire. C'est plus qu'un simple accessoire, d'ailleurs, comme nous le découvrirons dans cette étude. 1. L'objet ou: A quoi peut bien ressembler la pipe que fume Maigret?
Cela lui permet d'en avoir toujours plusieurs bourrées en même temps (TRO, ECO) et de les fumer à la suite (TEN: "les cinq pipes qui se trouvaient dans le cendrier et qu'il avait fumées sans prendre la peine de les vider ensuite"; NAH: "Les six ou sept pipes rangées sur le bureau y passèrent."), passant d'une pipe (trop) chaude à une pipe fraîche (NUI, SIG, NEW, DAM, PIC, VOY), ce qui fait se succéder les pipes, à un rythme parfois presque effréné! (voir infra). Et puis, cela fait sans doute partie du plaisir de fumer, que de pouvoir prendre du temps à les comparer, à hésiter entre elles, et finalement à choisir laquelle on veut fumer!: CEC: "Et s'asseyant enfin, choisissant une pipe plus grosse que les autres sur son bureau"
Ce dernier exemple est d'ailleurs à remarquer, parce qu'il parle d'un élément important: la relation entre la pipe et l'humeur, l'état d'esprit de Maigret. Nous y reviendrons plus loin. b) genre de pipes
La grosseur de la pipe est un rappel symbolique de l'aspect physique de Maigret: "une grosse pipe qui s'harmonisait avec sa face empâtée" (GAI), "cette pipe était à l'échelle de son épais visage: elle contenait presque le quart d'un paquet de tabac gris" (POR), "la silhouette épaisse de Maigret dont la pipe, par moments, lorsqu'il était dans un certain angle, paraissait immense, presque aussi grosse que sa tête." (JUG). Le commissaire a encore d'autres pipes chez lui, ce qui fait qu'il en laisse certaines au bureau quand il est en congé (AMU). Parmi celles qu'il ne fume que chez lui, une en écume (CON, ENF). Chez lui, il range ses pipes dans un râtelier (CLO, ENF), qui se trouve dans la salle à manger (REV), à moins qu'il ne les dépose sur la cheminée (MIN), ou sur le buffet (VIN), le sens de l'ordre n'ayant jamais été le fort du commissaire!
c) le tabac
On sait qu'il s'agit de tabac "gris" (d'après le Petit Robert: "Tabac ordinaire enveloppé de papier gris"), plutôt fort, de couleur brune, vendu en France, et que Maigret préfère aux autres tabacs, comme le belge, "jaunâtre et trop léger qui lui [enlève] l'envie de fumer." (PHO), l'anglais (LIB) ou l'américain (NEW). Bien sûr, rien ne vaut la France, pour Maigret, dont la prédilection pour son pays va jusqu'à la préférence pour un tabac! Il lui arrive cependant d'être tenté de faire une "infidélité" au tabac français, et d'acheter d'autres sortes de tabac, comme le tabac suisse dans VOY (peut-être pas si mauvais, après tout: Simenon, qui vit en Suisse, le lui a peut-être vanté!). Quand Maigret vient à en manquer, et qu'il n'a pas le temps de s'arrêter à un bureau de tabac, comme il ne peut pas s'en passer, il en fait acheter (LET; TET, GRA), à moins qu'il n'en "emprunte" à un des ses collaborateurs fumeurs de pipe, tels Torrence (LET) ou Lucas (PRO, FEL), voire à un collègue (Delvigne dans GAI), ou à un autre interlocuteur (Ducrau dans ECL, Point dans MIN). Mais il faut reconnaître que lui-même offre aussi son propre tabac (GUI, POR, MAI, SIG, ENF, CHA), dans un geste où il tend sa blague à tabac, car, s'il est arrivé à Maigret d'avoir son paquet de "gris" simplement glissé tel quel dans sa poche, il possède néanmoins une blague à tabac, "usée" (JAU), sans doute par un long usage! d) allumettes
e) Et quand Maigret sort de son bureau, où va-t-il "fourrer" tout ce matériel pour l'emporter? A ce problème, une seule solution: les poches! Rappelons ici cet extrait déjà cité dans l'étude sur la garde-robe de Maigret: VAC: "Depuis des années et des années, depuis toujours pour ainsi dire, chacune de ses poches avait une destination bien définie. Dans la poche gauche du pantalon, la blague à tabac et le mouchoir de sorte qu'il y avait toujours des brins de tabac dans ses mouchoirs. Poche droite, ses deux pipes et la petite monnaie. Poche revolver gauche, son portefeuille qui, toujours gonflé de papiers inutiles, lui faisait une fesse plus grosse que l'autre. […] Il ne mettait presque rien dans le veston, seulement une boîte d'allumettes dans la poche de droite. C'est pourquoi, lorsqu'il avait des journaux à emporter ou des lettres à poster, il les glissait dans la poche de gauche." Comme nous l'avons déjà dit plus haut, Maigret emporte toujours avec lui au moins deux pipes, qu'il met dans ses poches, celles du pantalon si l'on en croit le texte ci-dessus, et on le verra très souvent tirer une pipe de sa poche, ou l'y remettre selon les circonstances (voir infra). Il lui arrive aussi d'avoir une pipe dans la poche de son pardessus (NEW, cho). 2. Le geste ou: comment et pourquoi Maigret fume? Nous allons examiner ici la séquence des actions employées par Maigret dans l'acte de fumer, et le rapport de ces actions avec le déroulement de l'enquête. a) première étape: bourrer la pipe: c'est le premier geste qu'accomplit Maigret quand il a sorti une pipe de sa poche. C'est aussi, chronologiquement, le premier geste que fait Maigret avec sa pipe dans le corpus: le début du chapitre 1 de LET contient cette phrase qu'on va relire maintes fois au cours des romans: "il bourra une pipe". Geste inaugural, phase initiale d'un rite quasi immuable, dans le rapport qu'entretient Maigret avec sa pipe. C'est la première séquence, la préparation, la mise en place, l'introït de la cérémonie. Maigret bourre sa pipe pour se "mettre en train" avant un interrogatoire (REN, GAI, OMB, LIB, MAI, eto, owe, TEN, VOY, SCR, VIE), ou pour avoir la force de continuer un interrogatoire (JAU, NUI, POR, JUG), ou pour avoir la patience d'attendre un événement (TET, PAT), ou pour retourner "dans la réalité" après un interrogatoire prenant (TEN), ou pour se "remettre d'une émotion" après une scène pénible ou violente (LET, PHO, amo, DAM, LOG, CHA), ou pour se donner le temps de réfléchir (LET, CLO, VIC), ou pour se donner une "contenance" (HOL, REN, MEU), ou pour garder son calme (MAJ, SIG), ou pour éviter de répondre à une question embarrassante (AMU), ou pour ne pas s'endormir (SCR), ou plus prosaïquement pour terminer un repas (GAL, FLA, noe, REV, MIN, ECH), sans compter toutes les autres fois, où il veut "simplement" fumer pour le plaisir, ou par besoin, car il s'agit bien d'un besoin (voir infra), au point qu'il lui arrive même de faire bourrer sa pipe par d'autres quand il ne peut pas le faire lui-même (par Leduc et sa femme dans FOU)! On se rend bien compte combien ce geste ressemble à une ouverture de cérémonial, combien il comporte de solennité, lorsqu'on étudie la façon qu'a Maigret de bourrer sa pipe: Simenon le décrit maintes fois, dans une phrase caractéristique et aussi ritualisée que peut l'être une phrase immuable dite au cours d'une messe: nous trouvons en effet au sein du corpus la phrase "Il/Maigret bourra/bourrait lentement sa/une pipe" dans JAU, OMB, bea, MAJ, FAC, cho, GRA, DAM, ECH, TEN, VOY, SCR, CLI, COL, CLO, PAT, VIC, VOL, CON, HES, FOL; VIN, SEU, et CHA. Le mot "lentement" peut être complété par un autre mot: "soigneusement" (CAD), "méticuleusement" (LOG), "rêveusement" (PEU), "voluptueusement" (FLA). On trouve aussi des variations où le mot "lentement" est remplacé par un autre, quasi synonyme: "tout doucement" (LIB), "tranquillement" (noy), ou qui en modifie un peu le sens: "minutieusement" (MOR), "méthodiquement" (TEN, ASS), "avec un soin minutieux" (MAJ, eto), "avec des gestes minutieux" (CLI), "avec des mouvements très lents" (ECO), "avec des gestes lents et méticuleux" (GRA), "avec lenteur" (DEF). Nous apprenons aussi que Maigret n'utilise pas d'autre instrument, pour bourrer sa pipe, que…ses doigts!: Il peut bourrer sa pipe "à petits coups d'index" (POR, VIC, men), ou "à petits gestes lents de l'index" (LET), ou "à petits coups de pouce" (PHO, MAI), ou encore: "avec de minutieux coups d'index" (OMB), "d'un index méticuleux" (obs), "d'un geste familier de l'index" (PAT), "d'un pouce patient" (CEC), et enfin, dans GAL: "Maigret bourrait sa pipe avec une lenteur exagérée, tassant chaque pincée de tabac d'une douzaine de petits coups d'index." Lenteur, minutie et plaisir (voluptueux) semblent bien les maîtres mots de ce geste, qui confirme Maigret dans sa pesanteur, sa "force tranquille", qui l'aide à concentrer son énergie face aux difficultés de l'enquête. Combien de fois, s'il n'avait pris le temps de bourrer sa pipe et de l'allumer, avant d'affronter une réalité pénible, ne se serait-il emporté face à un témoin récalcitrant, n'aurait-il porté un jugement trop rapide sur un suspect, ou n'aurait-il pas trouvé la solution en ne laissant pas son intuition agir, aidée et soutenue par les brumes de sa fumée de pipe! Mais il peut arriver aussi au commissaire de manifester, par sa façon de bourrer sa pipe, d'autres sentiments, tels la colère ou l'agacement. Le cas est cependant bien plus rare. La pipe est synonyme, avant tout, de plaisir! MAI: "il ne put pas allumer [sa pipe], tant il avait tassé le tabac."Notons aussi que ce geste est tellement devenu un rituel nécessaire, un passage obligé dans le cours d'une enquête, que Maigret en vient à bourrer une pipe "machinalement" (le terme est mentionné dans FLA, CEC, noe, VAC, MEU, BAN, PAR, COL, VIC, SEU), sans penser forcément à vouloir allumer immédiatement sa pipe pour la fumer: TET: "Puis, sans s'en rendre compte, il bourra lentement une pipe qu'il oublia d'allumer."Enfin, remarquons que ce geste est devenu un passage obligé, même plus, un besoin: VIN: "[il] hésita à bourrer une dernière pipe et, bien entendu, finit par le faire."A ce point un besoin qu'on ne peut s'en passer, même en téléphonant!: VIC: "Maigret dont la pipe était éteinte et qui se livrait à une gymnastique délicate pour en bourrer une autre sans lâcher l'écouteur."b) deuxième étape: allumer la pipe: une fois la pipe bourrée, il s'agit de l'allumer. Deuxième geste du rite, "mise à feu" du tabac, dont la combustion va permettre à Maigret de faire les ronds de fumée dont il a besoin pour sa rumination. Ici aussi, Maigret allume sa pipe pour les mêmes raisons qu'il l'a bourrée, puisque c'en est la suite logique: reprendre pied dans la réalité (MAJ: "il alluma une pipe, comme pour se mettre bien d'aplomb."), commencer ou continuer un interrogatoire, garder son calme (ENF: "Maigret rallumait sa pipe en s'efforçant d'être patient."), pour se donner "une contenance" (PEU, VIN), avant de lire un dossier, etc. De même, ce geste peut avoir la même lenteur solennelle que le bourrage: la phrase "Maigret/il (r)alluma/(r)allumait lentement une/sa pipe" se trouve dans GUI, ven, JUG, PIC, ECO, ASS, TEN, FAN; HES; IND; CHA. On trouve aussi la phrase: "Maigret/Il/Le commissaire prit/prenait le temps de (r)allumer sa pipe" dans MEU; TRO; SCR, BRA, DEF, PAT, VIC. Il peut allumer sa pipe "avec une lenteur voluptueuse" (GUI), "placidement" (CEC), "en tirant de petites bouffées" (obs, PEU, VOL), "avec soin" (IND), ou "machinalement" (GUI, sta, ber, CAD). Enfin, on trouve les variations suivantes: POR: "Maigret […] prit un temps pour allumer sa pipe." Et encore, ce geste peut avoir le même caractère obligatoire, comme un besoin, que le bourrage: AMI: "Il avait lâché son crayon et essayait, de sa main libre, de rallumer sa pipe." (Maigret au téléphone)Cet "allumage" ne va pas toujours sans peine: le vent éteint parfois les allumettes, et Maigret doit "s'enfoncer dans une encoignure pour allumer sa pipe" (LET), ou utiliser le manteau d'un inspecteur comme paravent (JAU), ou "mettre les mains en cornet" (ceu). A défaut d'allumettes, il lui arrive d'utiliser un papier plié (PHO), un tison (NUI), un allumeur pour réchaud à gaz (OMB), un morceau de journal (LIB), un allumeur à gaz (MAI), une torche de papier (man). c) troisième étape: fumer la pipe: nous voici au cœur de la messe: la façon de fumer de Maigret est comme l'acte de "communion", avec ses pensées et ses réflexions. La densité de la fumée rappelle la densité de la rumination: TET: "en tirant un épais nuage de sa pipe"Maigret peut aussi avoir besoin de fumer sans discontinuer, "sans répit" (TET), presque comme une machine, à fumer ou à penser. Cet acte de fumer doit se prolonger, comme se prolonge la réflexion de Maigret: LET: "Maigret remontait le train, de son pas lourd, sans cesser de fumer." et plus loin: "Sans cesser de fumer, le commissaire se mit à manger et à boire" La manière la plus courante qu'a Maigret de fumer est celle qui consiste à tirer de "petites bouffées" de sa pipe (GAL, TET, JAU, GAI, OMB, FOU, amo, sta, man, owe, FEL, NEW, pau, VAC, MOR, AMI, PIC, MEU, GRA, LOG, BAN, ECO, MIN, VOY, AMU, VIE, PAR, NAH, HES, ENF, FOL, SEU, IND, CHA); ces bouffées peuvent être aussi, selon l'humeur du commissaire, "précipitées" (LET, POR, MAI), "courtes" (arr, JUG, VIE), "très espacées" (NEW), "rapides" (NEW), "denses" (LET), "épaisses" (eto, CEC), "longues" (NAH), "nerveuses" (TET), "réfléchies" (HOL), "gourmandes" (GUI, OMB, cho, obs, VIC), "voluptueuses" (bay, cho), "lentes" (POR, AMU, CLI), "paresseuses" (GRA, PEU), "rageuses" (POR, CEC), "farouches" (CAD), exhalées "une à un" (FIA), "régulières" (MAI), ou même "grandes" (ECL) ou "grosses" (obs, HES)! Maigret peut aussi fumer "lentement" (JAU, FIA, SIG, obs, REV, AMU, CON, CLI, DEF, VOL, VIC, TUE; FOL, SEU), "tranquillement" (JAU, CAD, VAC, JEU, ECH, SEU), "gravement" (GAI, PIC), "béatement" (FLA, NEW, pau), "rêveusement" (MIN), "paisiblement" (ENF), "d'un air bonasse" (SIG), "avec l'air de rêver" (ECH), ou tirer "doucement" sur sa pipe (MAI, JUG, SIG, DAM, MME, TUE, IND; il lui arrive de fumer "nerveusement" (TET), ou "rageusement" (LIB), "d'un air maussade" (GUI, MOR). La pipe elle-même peut fumer "doucement" (FAC, CLO). La fumée peut être provocante, gaie, voluptueuse ou maussade: TET: "Il bombait le torse, lançait la fumée de sa pipe vers le plafond."Mais il peut aussi arriver que, pris dans une "tornade" d'événements, le commissaire en oublie de fumer (un comble!): LET: "Il bourra sa pipe et constata soudain […] que, depuis plusieurs heures, il oubliait de fumer." d) quatrième étape: éteindre la pipe: nous arrivons bientôt à la fin de la cérémonie; le tabac est consumé, le rituel va être consommé. Souvent, la pipe s'éteint d'elle-même, car Maigret a laissé le rite s'accomplir sans le précipiter. Ou alors, pris par un événement, par ses ruminations, il en a "laissé éteindre sa pipe" (GAL, NEW, BRA). Mais comme, en définitive, le rituel doit être accompli, Maigret en est quitte pour rallumer sa pipe éteinte, afin de mener son enquête à son terme. HOL: "Alors, pour la première fois, on vit le commissaire embarrassé. Il bourra une pipe, l'alluma, la laissa éteindre […] Il ralluma sa pipe, pour se donner le temps de réfléchir. " e) cinquième étape: vider la pipe: la messe est dite, la nef se vide; Maigret vide sa pipe, mais ne va pas tarder à en bourrer une autre, car le cérémonial est sans fin, réitérable à l'infini (nombreux cas où on lit la phrase "il bourra une nouvelle pipe"). Intéressons-nous à la façon qu'a Maigret de vider sa pipe, et à l'endroit où il le fait: il peut vider sa pipe "dans la charbonnière" (bureau de Coméliau dans LET), "dans le foyer" (chez le maire dans JAU, chez Grandmaison dans POR, chez Mlle Decaux dans TRO), "dans le cendrier" (chez Ducrau dans ECL, chez Little John dans NEW, chez Mme Boursicault dans MEU, dans son bureau dans SCR, dans le bureau du médecin dans CLO, chez Nahour dans NAH, chez Parendon dans HES, dans la maison de Meung dans ceu (on peut bien imaginer que Mme Maigret ne permettrait pas que son mari vide sa pipe par terre!); dans l'avion dans VOY), "dans la sciure des crachoirs" (à la PJ dans MAI), "dans le seau à charbon" (dans son bureau dans CEC, MAJ, JEU), dans un énorme crachoir" (au cinéma dans MME), "sur le tapis" (chez les Le Cloaguen dans SIG, à l'hôtel dans DAM et dans owe), "par terre" (dans un bar dans owe, dans le bureau des inspecteurs dans MAJ), en frappant sa pipe "contre l'appui de la fenêtre" (dans le local de Police-Secours dans SIG) ou "sur le rebord de la fenêtre" (dans son bureau dans pip), ou encore: fen: "Maigret eut le temps de bourrer une pipe, après avoir vidé la sienne par terre, car le plancher était déjà sale." (la belle excuse!) (chez Laget) Mais le geste le plus courant est celui où Maigret frappe sa pipe contre son talon (mentionné dans TET, JAU, HOL, POR, FLA, MAI, fen, bay, ber, not, CEC, MAJ, JUG, pip, NEW, VAC, MOR, AMI, DAM, BAN, TRO, ECO, JEU, MIN, COR, VIE, PAT, VOL, VIC, HES), sans souci des tapis et autres sols rencontrés! 3. Le contact ou: les cinq sens en action a) la vue: ou: les brumes de Maigret:
La fumée peut être "un mince filet bleu qui s'élevait en spirale" (sta), "un mince filet gris" (JAU), " un filet de fumée montant droit du fourneau de sa pipe" (FEL), "une fine fumée bleue s'échappant de sa pipe" (SIG), ou encore "de lentes bouffées de fumée" (CON), "un léger nuage de fumée" (cho). La fumée peut former "une nappe mouvante" (MEU), "une nappe de brouillard à hauteur de la lampe" (GRA), "un nuage de fumée qui s'étirait au moindre mouvement de l'air" (TET), "une nappe bleue à hauteur [du] front" (TEM) de Maigret, dont "[la] tête s'auréolait de fumée de pipe" (ber). La fumée peut "bleuir l'air" (MEU, HES), "s'étirer autour de la lampe" (OMB), ou "tout doucement s'amasser autour du lustre qu'elle auréolait d'un voile bleuâtre" (bay). b) l'ouïe ou les silences de Maigret
LET: "Le silence n'était troublé, scandé plutôt que par le grésillement de sa pipe." c) le toucher ou les gros doigts de Maigret dans le tabac
Mais c'est aussi la matière de la pipe elle-même que Maigret apprécie: FAC: "cette caresse de son gros pouce sur le fourneau"Maigret touche aussi ses pipes quand il est en pleine réflexion: la façon la plus fréquente est de les "tripoter" (FAN, DEF, VIC, ASS, CON, BRA). d) le goût ou Maigret savoure sa pipe
Maigret et les saisons: FEL: "Sa grosse pipe elle-même avait une saveur de printemps." Maigret de bonne humeur: PHO: "Maigret prit place dans un taxi, savourant à la fois sa pipe et le grouillement familier de la rue." Maigret de mauvaise humeur: man: "sa pipe n'avait pas le même goût que les autres matins" Maigret malade: cho: "Il avait dû attraper la grippe[…]. D'ailleurs, sa pipe n'avait pas le même goût que d'habitude, et c'était le signe." Et plus loin. " Sa pipe avait un étrange goût de maladie qui n'était pas sans saveur" e) l'odeur ou le bureau de Maigret
MAI: "Il fumait sa pipe dont l'odeur imprégnait le bureau"Cette odeur de pipe est devenue comme la marque "professionnelle" de Maigret: BRA: "Même l'odeur du tabac était une odeur professionnelle: celle d'une pipe, éteinte la veille, qu'on rallume au milieu de la nuit quand on est éveillé par une urgence." 4. L'attitude ou le fumeur de pipe
Le plus souvent, il a simplement "la pipe à la bouche" (pip, MEU, PEU, VOY, ASS, COL, CLO, DEF, NAH, VOL), "la pipe aux lèvres" (pip), ou "la pipe aux dents" (GAL, PHO, PRO, JAU, HOL, POR, OMB, LIB, MAI, fen, bay, amo, sta, eto, man, not, owe, CEC, MAJ, JUG, SIG, CAD, FEL, NEW, mal, MOR, MEU, BAN, MIN, CLI, CLO, DEF, VIN). Mais sa pipe peut aussi être "rivée dans la mâchoire" (LET), " vissée entre les dents" (REN, NEW) ou "farouchement vissée à la mâchoire" (CEC).
Cette façon de tenir sa pipe dans sa bouche lui donne une certaine puissance: LET: "Est-ce parce qu'il avait à nouveau sa pipe aux dents? […] Toujours est-il qu'à ce moment il était plus solide que jamais."Mais ce peut être aussi l'émotion qui transparaît dans la façon de tenir la pipe à la bouche: très souvent, il "serre" sa pipe ou le tuyau de sa pipe entre ses dents (LET, GAL, TET, JAU, NUI, REN, GUI, CEC, MOR, VAC; ECH, COL, DEF, VIC, noy), parfois "avec force", ou "fortement", "furieusement"; il peut aussi le "mordre" (PHO), ou le "mordiller" (POR, owe, JUG, ASS), le "mâchonner" (ber), et encore: NUI: "Ses lèvres avaient un drôle de pli autour du tuyau de sa pipe."Son attitude peut aussi trahir la réflexion: FAC: "Maigret s'était comme enfoncé en lui-même […] avec cette moue des lèvres autour du tuyau de sa pipe"Il peut aussi y avoir de la gaieté: pip: "avec un drôle de rire bref autour du tuyau de sa pipe"Il peut aussi y avoir de la rêverie: obs: Et il somnola voluptueusement tout le long du trajet, les yeux mi-clos, un filet de fumée filtrant de ses lèvres qui entouraient le tuyau de sa pipe." En résumé, toutes ces attitudes en font un authentique "fumeur de pipe", comme il le reconnaît lui-même dans fen: "Moi qui suis un vieux fumeur de pipe", ou comme les autres le définissent aussi en tant que tel: PRO: Willy Marco à Maigret: "C'est vrai que vous êtes un fumeur de pipe…" C'est aussi pour conserver cette identité, cette image de lui-même qu'il refuse les autres formes de tabagie: à ceux qui lui proposent cigare ou cigarette, il répond "merci, rien que la pipe" (TET, LIB), "seulement la pipe" (PRE, FAN), "toujours la pipe" (PEU) ou "merci, je préfère ma pipe" (FOL, men) ou "merci, je ne fume que la pipe" (ECO). 5. Le besoin ou l'indispensable pipe a) fumer comme un LET: "Il resta campé là pendant près d'une heure, à fumer des pipes" b) La pipe en tant qu'objet devient en elle-même le symbole de ce besoin de fumer: GAL: tout en portant machinalement sa pipe non bourrée à sa bouche" 6. Autres emplois: ou: jeux de pipe Maigret utilise parfois sa pipe pour d'autres emplois que la fumée:
Notons enfin, dans CHA, cette très jolie scène qui ouvre le roman: "Maigret jouait, dans un rayon de soleil de mars encore un peu frileux. Il ne jouait pas avec des cubes, comme quand il était enfant, mais avec des pipes. […] Machinalement, avec le plus grand sérieux, il arrangeait les pipes sur son buvard de façon à tracer des figures plus ou moins géométriques, ou à rappeler tel ou tel animal." Et plus loin: "Il jouait, l'esprit vide. Les pipes, dans leur dernier arrangement, faisaient penser à une cigogne." Et encore plus loin: "Il fixait les pipes qu'il changeait parfois de place, comme les pièces d'un jeu d'échecs." 7. Les aventures d'une pipe ou "la pipe en bataille" (PAT) Les événements qui arrivent à la pipe de Maigret sont liés au déroulement de l'enquête, qu'ils en changent le cours ou dépendent de celui-ci: a) pipe cassée: si Maigret sait bien cacher sa nervosité, celle-ci se trahit cependant par la force avec laquelle il serre le tuyau de sa pipe: celui-ci "craque entre ses dents" (owe), ou c'est l'ébonite qui "craque" (FEL, PAR), qui se "fend" (ENF) ou qui "éclate" (PAT).
b) pipe oubliée: Le cas est rare, puisqu'il n'arrive que dans TET, lorsque Maigret assiste à la fuite de Heurtin à la Citanguette, et qu'il est tellement pris par l'événement qu'il en oublie de ramasser sa pipe tombée. Mais Maigret peut aussi faire semblant d'oublier sa pipe, excellent prétexte pour rentrer dans une maison! C'est le cas dans POR, où Maigret prétend avoir oublié sa pipe dans le bureau de Grandmaison, et dans BAN; où Maigret fait croire qu'il a oublié sa pipe dans la chambre de Thouret chez Mariette Gibon. c) pipe volée: rappelons simplement ici que toute la nouvelle "La pipe de Maigret" [pip] tourne autour du vol de sa pipe par un jeune homme qui aimerait lui ressembler. "La pipe de Maigret, hein! Et, ma foi, Maigret disait ces mots avec une certaine satisfaction, en homme chez qui l'orgueil est assez agréablement chatouillé. On lui avait chipé sa pipe, comme d'autres chipent le crayon d'un grand écrivain" d) pipe cadeau, reçue ou achetée: Maigret a reçu en cadeau une pipe belge, donnée par Delvigne (GAI), il s'en est offert une à New York (NEW), l'a regretté parce que d'habitude c'est Mme Maigret qui les lui offre "à chaque fête et à chaque anniversaire" (voir aussi noe), parce que cette pipe était très chère et aussi parce que c'est à cause de cette pipe que Maigret est arrivé trop tard chez le vieil Angelino. Et "comme par hasard", c'est cette pipe-là qu'il va casser. Il s'en achète aussi une en Suisse dans VOY. Il a aussi donné (ou prêté?) une de ses pipes à Picard dans SIG, et à Joseph dans pip. 8. Les relations ou Maigret, sa pipe et les autres a) fumer devant les autres:
LET: en face de Mortimer-Levingston: "Il remit sa pipe entre ses dents car il avait daigné la retirer pour adresser la parole au milliardaire et grogna"Faisons une mention particulière pour le juge Coméliau, dont la relation avec Maigret trouve une illustration originale dans la façon qu'a le commissaire de fumer chez celui-ci: TEN: "Coméliau [...] fixait la pipe de Maigret à laquelle il n'avait jamais pu s'habituer. Le commissaire était le seul, en effet, à se permettre de fumer dans son cabinet et le juge y voyait une sorte de défi." b) les endroits où l'on ne fume pas
LET: "La présence de Maigret au Majestic avait fatalement quelque chose d'hostile. Il formait en quelque sorte un bloc que l'atmosphère se refusait d'assimiler. […] La pipe était rivée dans la mâchoire. Il ne la retirait pas parce qu'il était au Majestic." Mentionnons enfin l'autobus à plate-forme, préféré par Maigret et regretté par lui, qu'on rencontre beaucoup à la fin de la période Presses de la Cité: TEM: "cela le rendit encore plus maussade de voir arriver la grosse machine qui n'avait plus de plate-forme, ce qui […] l'obligeait à éteindre sa pipe" c) Mme Maigret et la pipe
LET: Maigret est enfin rentré chez lui à la fin de son enquête: "Elle trottait à travers l'appartement, contente […], s'informait de temps en temps: Une pipe?"Le scénario est d'autant mieux rôdé que Mme Maigret et son mari le pratiquent depuis longtemps: PRE: Maigret est alité suite au coup qu'il a reçu sur la tête: "Donne-moi une pipe, tiens. Tu crois? Est-ce que le docteur a dit que je ne devais pas fumer? Il n'en a pas parlé. Alors? […] elle se met à lui bourrer une pipe, elle la lui tend, ainsi qu'une allumette." d) Maigret, sa pipe… et Simenon
"Mon hôte [Simenon] regardait mes pipes, mes cendriers" Pour terminer ce parcours dans les relations de Maigret avec sa pipe, j'aimerais relever ici quelques extraits du roman "La maison de l'inquiétude", où on découvrira l'importance que la pipe a déjà pour le commissaire. Ce roman, le dernier des quatre "proto-Maigret", est celui où le personnage est le plus proche de ce qu'il sera dans le cycle officiel. Comme l'écrit Lacassin: "A la différence des tentatives précédentes, l'histoire n'est plus racontée du point de vue de l'un des personnages éphémères, coupables ou victime. Elle n'est plus le roman d'une infortune mais le roman d'un policier. Et Maigret prend possession de la scène dès les premières lignes, et jusqu'aux dernières. […] l'auteur l'a orné de tous les accessoires […] Inséparable de sa pipe […]". Et comme le disent Claude Menguy et Pierre Deligny dans Les vrais débuts du commissaire Maigret, "Cette oeuvre, vraiment axée sur l'énigme policière, est la première où le commissaire Maigret est le personnage central et dans laquelle il effectue son enquête du début à la fin […] dans "La Maison de l'inquiétude" se promène certes un Maigret bien en chair et en os, la pipe déjà rivée au bec, un Maigret auquel il ne manque aucun des attributs vestimentaires." Et, enfin, Lemoine écrit: "Ainsi, au terme de La Maison de l'inquiétude, Maigret est prêt pour la grande aventure qui sera la sienne: certains de ses traits constants y sont déjà bien présents et il ne reste plus à Simenon qu'à exploiter ce personnage de policier créé par petites touches à la fin des années vingt". Si je cite ici ces trois textes, c'est pour souligner en effet combien la pipe de Maigret est un attribut essentiel de Maigret, au point que c'est un indice obligatoire à la reconnaissance du personnage, qui permet de considérer que "La maison de l'inquiétude" est bien une "vraie" histoire de Maigret. Voici quelques phrases tirées de ce roman, où non seulement se marque déjà la relation nécessaire de Maigret à sa pipe, mais où on notera le même genre de formulations pour ce "jeu de la pipe" que nous avons retrouvées tout au long du corpus: "Maigret bourrait une pipe avec des gestes lents de ses gros doigts." Par ce parcours dans le corpus, nous avons découvert l'importance qu' a la pipe de Maigret dans les réflexions du commissaire. On a souvent dit, et c'est vrai, que Simenon ne décrit pas le fonctionnement de la pensée de Maigret, mais on peut découvrir ce fonctionnement par les gestes du commissaire, et en particulier dans sa gestuelle par rapport à sa pipe. Dans sa manière de la bourrer, de l'allumer, de la fumer et de la vider, nous découvrons le cheminement de Maigret dans son enquête, sa relation aux autres et sa façon d'appréhender le monde.
Liens:
d'abord, je vous encourage à relire le texte de l'interview de Simenon par Lanzmann paru dans LUI en juin 67, et où Simenon parle de son rapport à la pipe: vous verrez qu'on peut faire un rapprochement avec Maigret! ensuite, je vous signale l'exposition "Simenon d'une pipe": 31 (moins une) pipes dans les rues de Liège une manifestation sérieusement drôle, qui a eu lieu en 2003 sur la place Saint-Lambert, où une trentaine de poubelles ont été transformées en pipes géantes et décorées par des plasticiens. Le site en montre des photographies et enfin, pour ceux d'entre vous qui aiment les pastiches, vous pourrez lire ce petit texte sur le site de Jacques-Yves Depoix, et vous découvrirez l'aventure arrivée à une des pipes de Maigret!
octobre 2006
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