Il
a vécu sous le signe de l'excès, se rêvant le personnage principal du
roman de sa vie, concevant très tôt un projet d'existence plutôt qu'un
plan de carrière, en prévoyant chaque étape avec une lucidité
effrayante. Sa personnalité est si exceptionnelle et son œuvre si
considérable qu'elles imposent de se livrer à une manière de
« critique de la raison biographique », fût-elle improbable,
avant de se lancer dans une entreprise aussi périlleuse et, par
certains côtés, insensée. Car s'il est une existence hors normes, qui
ne peut être réductible exclusivement à des dates, des noms et des
événements, c'est bien celle-ci.
Par les très nombreuses
interviews qu'il a complaisamment accordées (...), par l'impressionnant
volume de ses écrits autobiographiques, des Dictionnaires aux Mémoires intimes, Georges
Simenon a parfaitement réussi à contrôler l'interprétation de son
passé. Cela lui importait plus que de maîtriser l'exégèse sur son
œuvre. Mieux que quiconque, cet homme curieux de tout et de tous savait
à quel point l'indiscrétion tue le mythe. Semblable à un immeuble à
double issue, il avait de surcroît miné les galeries de son propre
labyrinthe.
Ainsi a-t-il pu demeurer (...) la
principale source d'information sur lui-même. Comme si l'esprit
critique et la curiosité qui n'ont pas manqué de tarauder les
simenoniens s'étaient exclusivement reportés sur le décorticage de ses
écrits. Sa parole a été si envahissante qu'elle est devenue
tétanisante. Pendant ses décennies triomphales, on l'a cru sur parole
autant que sur sa parole alors que ce flot, que rien ni personne ne
semblait pouvoir tarir, était aussi un habile artifice destiné à voiler
son jardin secret. Pourtant, a-t-il jamais cessé de
mentir ?
Il ne s'agit évidemment pas du
mensonge vulgaire, épais, grossier, d'un homme comme un autre. S'il en
avait été un, ainsi qu'il l'a longtemps prétendu, il n'intéresserait
personne. Il a menti en romancier, avec son génie et ses moyens qui
étaient grands. Il a menti et c'est heureux : mensonge qui dit la
vérité, mensonge par omission, amnésie sélective... Le propre d'un
romancier n'est-il pas de vivre dans un univers onirique où la réalité
et la fiction s'entremêlent et se nouent au point de ne faire
qu'une ? Sur son compte personnel, il n'a pas tant inventé ni
déformé que, très tôt, construit sa légende, modelé sa statue et forgé
son mythe. Si bien qu'à mi-vie déjà, il n'était plus en mesure de
distinguer la vérité du mensonge, le réel de l'imaginaire. (...)
On
sait que tout romancier écrit par rapport à son secret. C'est le
solfège de sa musique intérieure. L'énigmatique « pudeur
Simenon », transmise de génération en génération, aura poussé le
mémorialiste à étaler ce que l'on aurait cru très privé (ses relations
tumultueuses avec sa seconde femme Denyse, la descente aux enfers de
leur fille Marie-Jo) tout en jetant un voile que l'on n'ose dire
pudique sur des pans entiers de sa biographie (son implication dans
l'affaire Stavisky, son attitude sous l'Occupation, les vraies raisons
de son départ en Amérique à la Libération, la mort de son frère).
Quand
il nous fait pénétrer dans la fabrique de l'œuvre, il procède à un tri
du même ordre, ne retenant que ce qui confirme la primauté de
l'instinct sur la réflexion (mise en transes, promenades en forêt,
écriture de déglutissement, etc.) à l'exclusion de toute préméditation
(choix d'un titre-programme, établissement de dossier sur un sujet bien
précis, personnages puisés parmi ses relations, intrigues calquées sur
des événements vécus).
Mais qui dira jamais à quoi obéissent véritablement le rythme d'une vie et le mouvement d'une œuvre ?
L'argent ?
Il en a toujours besoin en importante quantité. Pour se rassurer en le
dépensant, et non pour le thésauriser. Mais il s'est fait une telle
réputation par son âpreté à défendre ses droits qu'on l'a cru plus
financier qu'agent de son œuvre. L'un de ses amis s'étant demandé si
l'argent n'était pas l'un des principaux motifs de sa surproduction et
de ses cadences infernales, Simenon se montra peiné : « Je
travaille en artisan et un artisan n'attend pas onze mois pour se
mettre au travail. C'est tout le secret - et la raison de ma
fécondité. »
Très tôt, son image a été
associée à celle de la fortune triomphante, cliché dont il aura du mal
à se débarrasser, même après avoir quitté Epalinges pour une demeure
plus raisonnable. Ce n'est pas un hasard si, en 1954, quand un
hebdomadaire culturel publia une grande fresque reproduisant un
imaginaire gouvernement de la République des Lettres, le caricaturiste
confia le ministère de l'Agriculture à Jean Giono, celui des Beaux-Arts
à André Malraux, celui de la Justice à François Mauriac et celui des
Finances à Georges Simenon.
La religion ?
Ni pratiquant ni croyant. Mais il a tenu à ce que ses enfants soient
baptisés, et à ce que chacun de ses trois fils porte
« Chrétien » comme troisième prénom. Comme lui et, avant lui,
son aïeul Christian (Chrétien) Simenon.
Les
dernières années, son anticléricalisme s'est radicalisé. Il n'a pas de
mots assez forts pour fustiger Paul VI, un « dictateur »
à qui il reproche d'avoir réactualisé le péché, l'enfer et le
diable : « Hitler, lui, vous faisait fusiller. Mais le pape,
c'est pour l'éternité qu'il vous fout en enfer ! Le catholicisme
est une religion dictatoriale et je suis aussi anticatholique que l'on
peut l'être. Leur hypocrisie est immonde. »
La
politique ? Il l'aura toujours en horreur, regrettant que la
noblesse de l'idéal originel (le service de la communauté, le sens de
l'État) se soit estompée au profit de l'égoïsme et de l'intérêt
personnel de quelques-uns. Avec l'âge, cette défiance se durcit.
Simenon retrouve alors les accents polémiques de sa jeunesse de
l'entre-deux-guerres, fustigeant d'un même élan le parlementarisme, la
banque et la technocratie, autant de « métaphores » qui lui
évitent de mettre trop directement en cause la démocratie. La décadence
des mœurs politiciennes de la IVe République (chantage,
corruption, conflits d'intérêt, combines) est très bien illustrée par Maigret chez le ministre (1954) et Le Président (1958).
La
culture ? Méfiance. Elle est celle d'un créateur pour qui la
primauté de l'instinct ne souffre aucune concession. De son propre
aveu, l'intelligence n'est pas son fort. On ne sera pas surpris qu'il
prenne goût à tourner l'intelligentsia en dérision, de la voix ou de la
plume, qu'il s'agisse des écrivains ou des artistes. Se livrant à une
vibrante défense et illustration de saint Raimu, martyr et comédien, il
l'oppose à ceux de ses pairs gagnés par « le pédantisme à jargon
pseudo-philosophique », les « cuistres et cabots
métaphysiciens » et ceux qui « parlent en patois hélégien
dans le trou du souffleur ».
Les
enfants ? « Ce qui compte pour moi, plus encore que mon
œuvre, c'est ma famille, et j'ai la religion des enfants. Mes enfants,
c'est toute ma vie », écrit-il à sa mère. Il veut les instruire,
de la vie et du reste, et non les éduquer. Dans sa bouche, l'expression
« bien élevé » n'est pas un compliment. Libéral à tout crin,
il prendra le contre-pied d'une éducation maternelle qu'il a subie
plutôt que reçue. Il a trop souffert du respect imposé par Henriette
pour l'imposer à son tour à ses descendants. « C'était un bon
père », diront ses trois fils. « Nous revivons dans nos
enfants », lit-on dans Le Fils. Il n'aura de cesse de les aider à trouver leur voie, quelle qu'elle soit, sans leur forcer la main en rien.
(...
) Ce qu'il aime ? Le peuple des braves gens, l'humilité, le mythe
du bon clochard, l'homme de Cro-Magnon, la solitude accompagnée, la
charité, l'affection et la capacité de l'homme à maintenir
sa dignité en situation de faiblesse et de vulnérabilité...
Ce
qu'il déteste ? La foule, l'homme de la Renaissance,
l'humiliation, l'exclusion des marginaux, la morale à géométrie
variable, les règlements, les règles rigides, l'exploitation de la
sueur des autres, l'attente, la distinction sociale, la malhonnêteté
morale, la complaisance envers soi, la mélancolie des nuits de Noël et
premier de l'an, la solitude absolue, l'orgueil, les dimanches,
l'intolérance, la francophonie, le mot « larbin », le général
de Gaulle...
Insaisissable, Simenon. Le
paradoxe fait homme, une qualité contagieuse. Car si la plupart de ceux
qui l'ont bien connu admettent qu'il était, à sa manière, un monstre
d'égoïsme, ils lui gardent toute leur admiration. Même ceux qui ont eu
à en souffrir reconnaissent qu'il leur a procuré leurs joies les plus
profondes et les plus inoubliables.
La
peur lui semble le pire des sentiments tant elle est porteuse de
maladies et de haines tenaces. Mais elle domine sa vie. L'évangile
selon saint Georges ? Au commencement était la peur, puis vint la
culpabilité.
Peur d'être un raté, de finir
dans la solitude, d'être enfermé dans une « case » sociale ou
autre, d'être dupé au moment du passage de la ligne, de prendre des
faux-semblants pour une nouvelle dimension, de traverser le miroir sans
espoir de retour. (...)
Peur de trop bien se
connaître au risque de ne plus pouvoir écrire, de voir son génie affadi
par une analyse qui le révélerait à lui-même, d'élucider ses ténèbres
intérieures. (...)
Peur, enfin, de ne plus
être à l'heure. Simenon aura vécu une vie tumultueuse mais partout
réglée avec la même minutie, au risque de la routine.
(...)
Chez lui le contrôle maniaque du temps n'est pas seulement l'expression
de sa hantise de l'Histoire. De son besoin de maîtriser la durée pour
conjurer l'angoisse qui le mine dès qu'il a le sentiment de vivre une
période de transition. Il reproduit l'esprit de méthode et
d'organisation qui a dominé toute la vie de son père, tant le
bureaucrate que le chef de famille. Un père qu'il ne cessa jamais
d'idéaliser, le magnifiant de livre en livre.
(...) Simenon ne se contente pas d'offrir régulièrement des montres à ses proches (...).
Il
ne se dérobe pas quand on relève son obsession pour ces objets,
d'autant que sa « petite maison rose » en sera pleine, qu'il
s'agisse d'horloges ou de montres : « Elles vivent avec nous.
Je ne dirais pas qu'elles nous imposent leur rythme, mais ce rythme,
petit à petit, semble se mettre au même diapason que le
nôtre. »
La montre est vivante, Désiré, son père, aussi.